7.5/10Archi & BD : la ville dessinée

/ Critique - écrit par hiddenplace, le 07/11/2010
Notre verdict : 7.5/10 - La ville vécue et fantasmée (Fiche technique)

Sans avoir la prétention d'être exhaustive dans le traitement du sujet et dans sa galerie d'exemples, l'exposition Archi et BD : la ville dessinée reste cependant un parcours très complet, permettant d'opérer des parallèles et focalisations très pertinentes sur plus d'un siècle de bande dessinée.

Voilà une problématique qui nécessitait depuis bien longtemps qu'on s'y penche, et qui méritait assurément des croisements de regards, des mises en lumière... tout simplement une exposition. Depuis le 9 juin et ce jusqu'au 28 novembre 2010, la cité de l'Architecture et du Patrimoine au Palais de Chaillot (Paris) interroge une thématique qui inspire et nourrit l'univers du neuvième art depuis plus d'un siècle : la ville. Plus qu'un simple décor, plus qu'un exercice technique et/ou virtuose de perspective  répondant à des normes fonctionnelles comme c'est le cas en architecture, le concept de la ville dessinée en BD est synonyme de modernité, d'utopie, de mixité sociale, de voyage, d'onirisme. Comme en témoigne l'affiche emblématique illustrée par Nicolas De Crécy, il y est question à la fois d'imaginaire mêlée de rigueur graphique, ou encore de l'homme qui fusionne avec un décor qui le dépasse, le dévore ou parfois l'isole ou le marginalise. La rétrospective interroge également l'urbanisme comme nouveau mode narratif, voire comme élément significatif, ou personnage à part entière d'une histoire.

Little Nemo in Slumberland
Little Nemo in Slumberland
Winsor McCay, 1907
En choisissant de centrer son regard sur les trois grandes métropoles qui ont inspiré les auteurs de BD d'hier et d'aujourd'hui : New York, Paris et Tokyo, et en le recoupant avec des visions d'architectes proches du média dans l'esprit et dans la forme, l'exposition retrace la représentation de la ville dans son évolution et sa diversité au sein de la bande dessinée. Via un périple globalement balisé par les zones géographiques et symboliques que délimitent ces grandes agglomérations, l'exposition alterne successivement les planches originales issues des albums les plus marquants sur le sujet, des croquis préparatoires ou de véritables plans d'architectes, des toiles et affiches ayant des accointances avec le neuvième art, des vidéos et diaporamas, des carnets de voyage et quelques maquettes. L'ordre de présentation des pièces exposées suit davantage un découpage thématique que chronologique, et même au sein de l'organisation par ville, des rapprochements et aller-retours entre plusieurs auteurs ou ouvrages traitant les mêmes problématiques sont mis en avant, parfois indifféremment de la ville représentée. On se réjouit de ce choix de cheminement, pertinent et plus propice aux découvertes par affinité. La possibilité d'étudier et d'admirer de très près les planches d'albums, découvertes souvent en bien plus petit format lorsqu'elles sont éditées, est un régal instructif et inspirateur. Le spectateur a maintes fois le sentiment d'être face à un travail d'orfèvre (aussi technique et laborieux parfois que les planches d'architecte, dont certaines sont présentées à leurs côtés) mêlé d'une très riche recherche d'imagination. Même présentées hors contexte, ces séquences judicieusement choisies offrent de véritables clefs de compréhension narrative, et le fait d'axer notre attention sur la notion de ville nous fait rapidement prendre conscience du rôle que celle-ci joue dans chaque planche, chaque philactère.

Silent Blanket
Silent Blanket
Gabriella Giandelli, 1994
En amorce de la rétrospective : un premier regard sur le précurseur du genre, Winsor McCay, qui place dès le début du XXème siècle son personnage Little Nemo au coeur d'une ville en plein essor, faisant le parallèle avec la croissance fulgurante de New York qui fascine l'auteur. Il sera ultérieurement la source d'inspiration de nombres de créateurs de BD, comme François Schuitten (Les cités obscures) ou Marc-Antoine Mathieu (Mémoire morte). New York, et plus clairement ses doubles fantasmés et visionnaires, deviennent des modèles d'utopie, et servent également de siège aux comics dont le succès atteint son apogée dans les années 30 : notamment Gotham city pour Batman, ou Metroplis pour Superman. On s'attaque ensuite à  Paris, la ville Historique, observatoire rempli à la fois de mouvement et d'immobilité, et déjà source d'inspiration de nombreux photographes ou cinéastes. On s'aperçoit à travers les visions choisies que c'est la ville de la narration intimiste, du témoignage (Cailleaux et son Piscine Molitor ; Gibrat et Le vol du corbeau) ou que le plaisir de sa représentation prend même parfois le pas sur l'intérêt que suscite la trame narrative (dixit Tardi, auteur d'Adèle Blanc-Sec).  La bande dessinée, longtemps considérée comme un art populaire, devient également vecteur d'idéologies et d'analyse sociale, et interroge l'agglomération comme symptôme de la diversité et de la mixité, à travers sa partie encore décriée et si mal définie en regard de ses grandes sœurs mégapoles : la banlieue. L'exposition nous rappelle les univers « extra-muros » qui ont permis à tout un chacun de s'identifier à ses occupants : ceux de Moebius, Margerin ou de Jano (dont la truculente planche « Le HLM infernal » est présentée agrandie sur un pan de mur entier afin d'en apprécier tous les détails). Puis, lieu d'errance et d'expatriation, la ville n'est plus simplement une fin et devient progressivement un moyen. Moyen de voyager, de découvrir, de partager. La carnet de voyage est ici présenté comme une extension narrative, et propose un renouveau et un véritable dépaysement pour le lecteur à moindre frais. Il instaure également la notion de subjectivité de ce voyage, l'auteur du carnet  offrant avec humilité une vision totalement personnelle et souvent intimiste de ces nouveaux horizons, comme c'est le cas de Florent Chavouet (Tokyo Sanpo) ou Jirô Taniguchi (Le promeneur). Enfin,  les analogies évidentes entre l'architecture de façade et le procédé narratif baptisé « gaufrier » donne lieu à de nombreuses expérimentations et agencements qui s'y prêtent à loisir, comme l'ont fait Chris Ware ou Marc-Antoine Mathieu.

Sans avoir la prétention d'être exhaustive dans le traitement du sujet et dans sa galerie d'exemples, l'exposition Archi et BD : la ville dessinée reste cependant un parcours très complet, permettant d'opérer des parallèles et focalisations très pertinentes sur plus d'un siècle de bande dessinée.  Pour ce périple passionant, la ville est suggérée de manière quasi-abstraite par son dispositif de présentation, composé de panneaux lumineux figurant les façades et néons irradiant par intermittence une rue longiligne : notre parcours de visiteur. On regrettera juste qu'en dehors de son côté épuré mettant pourtant bien en valeur les œuvres exposées, la scénographie demeure sage et linéaire,  la cohérence visuelle avec son contenu restant trop peu évidente, et manque un peu d'audace pour en faire une rétrospective parfaite à tout point de vue.  Mais on retiendra en revanche qu'elle s'adresse aussi bien aux réels amateurs et lecteurs du neuvième art, friands de découvrir en chair et en os des fragments authentiques de leurs albums fétiches, qu'aux néophytes curieux de découvrir le domaine sous une thématique à la fois pointue, identificatrice et universelle.