9/10Daewoo

/ Critique - écrit par Lilly, le 01/06/2006
Notre verdict : 9/10 - en plein dans le mille (Fiche technique)

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Quand un auteur inspiré et un metteur en scène créatif décident de travailler main dans la main sur la matière humaine, cela nous donne une pièce enfin bouleversante, une pièce de sens, une pièce de sentiments, une pièce de sang, présidée par des femmes d'une modeste noblesse qui hurlent d'un cri aigre-doux et silencieux.

Intentionnellement, je commencerai par elles : ces comédiennes magnifiquement humaines. Quel bel hommage qu'une interprétation si juste, naturelle et pas condescendante pour un sous. Juste les mots qui sortent de leurs bouches, cruels et tendres, pathétiques et drôles. François Bon s'est plongé au coeur du langage de ces femmes par une enquête avec le metteur en scène Charles Tordjman et un recueil minutieux des mots de l'usine. Il y a découvert une langue aussi maladroite que riche en significations. Et cette langue il l'a creusée, explorée, retournée, et du champ syntaxique ainsi travaillé s'est dégagée une force d'évocation vivante et vraie. Les comédiennes se sont glissées dans ces mots, elles nous transportent dans les ambiances d'usine douloureuses mais parfois joyeuses, dans leurs préoccupations quotidiennes, dans leurs univers, leur quartier. Elles sont attachantes et si on compatit, jamais on ne s'apitoie tellement elles se posent là devant nous avec leur culture, leur force, et leur désespoir, simplement.

Alors Daewoo, qu'est-ce que c'est ? Une simple histoire de fermeture d'usine en Lorraine. Une histoire de capitalisme sale et de dirigeant pourri. Une histoire de femmes qui se battent, se résignent, perdent leurs repères et le sens de leur vie, désemparées de ne plus pouvoir utiliser leurs seules compétences. Certaines luttent, d'autres se suicident. Certaines chercheront du travail, d'autres se laisseront aller. Et toutes, toutes, cachent leur détresse et leur misère par fierté. Que faire ? Quand on nous enlève tout ce qu'on a, tout ce que l'on sait, tout ce que l'on est ? Ce sont des vies qui s'érodent lorsque Daewoo, littéralement le « Grand Univers » s'écroule. Mais c'est avant tout une histoire de dignité et de lucidité contre l'absurdité de ceux qui se croient maîtres de tout, de ceux qui proposent scandaleusement des cours de relaxation pour accepter les licenciements, des managers qui sans vergogne rejettent ces femmes comme des pièces d'acier mal formatées, de ces patrons qui mettent le feu aux usines pour faire croire que ce sont les ouvriers les coupables, de ces plateaux de TV stériles qui les montrent comme des bêtes de foire elles qui ont échoué en face à face avec de jeunes cadres dynamiques bright et féroces. C'est un questionnement sur le sens de la vie, l'avenir de nos sociétés, elles se moquent avec sagacité du travail d'usine impitoyable qu'elles possédaient, de ces gestes répétitifs quasi déments mais regrettent d'avoir quitté cette communauté d'ouvrières qu'elles s'étaient inventées et d'avoir perdu leur liberté en se délivrant de leurs chaînes.

La mise en scène de Tordjman est des plus intéressantes. Les quatre comédiennes vont et viennent autour de nous, si proches de nous, dans une installation quadrifrontale. Nous sommes tous autour d'elles, on les entoure, on les encercle, on est aussi ces ouvrières de l'usine, on est aussi ces spectateurs malsains. Elles évoluent sur sol, comme pour signifier leur humanité, ou sur un podium allongé, espace resserré, exigu du drame, comme pour parodier le défilé médiatique que cette aventure barbare a pu provoquer. Au dessus d'elles, un plafond de la même forme que le podium les menace. Le podium se fait boîte de nuit, et les lumières dansent sur le plafond, puis il se fait usine, et les machines vrombissent bruyamment alors que les néons blafards s'abattent en rafales comme des éclairs d'orage sur l'espace de jeu.
C'est un travail humain, une interprétation de chair, des images fortes, des mots puissants qui évoquent un tremblement de terre qui secouent l'identité de femmes : « ça tangue sous les pieds, ça flotte ». Touchant mais pas larmoyant, le texte se tire avec succès du risque de manichéisme qui pourrait aller à l'encontre d'un tel projet. Une pièce réellement contemporaine et une interprétation simple et fraîche font de ce moment de théâtre un des plus grands de la saison théâtrale.

Ce spectacle a reçu le Molière 2005 du meilleur spectacle du théâtre public en région
Grand Prix de la critique 2004/2005 (meilleure création d'une pièce en langue française)