9.5/10Merce Cunningham

/ Critique - écrit par Lilly, le 24/05/2006
Notre verdict : 9.5/10 - Peut-on noter un maître? (Fiche technique)

Tags : cunningham merce musique cage john ballet choregraphe

Papy de 86 ans ou grand artiste encore rayonnant, Merce Cunningham nous a offert des moments d'une force esthétique rare cette semaine à la Maison de la Culture de Grenoble. D'une technicité parfaite et d'une grâce athénienne les danseurs nous ont donné à voir l'évolution des chorégraphies abstraites de celui qui a longtemps été considéré comme l'un des plus beaux danseurs américains.

MinEvents 1 & 2

Adepte du hasard, Merce Cunningham a développé ses fameux « events » depuis 1964. Chaque soir, chaque salle accueille un collage nouveau d'extraits de son répertoire. Les MinEvents en sont issus, adaptés en format plus condensé. Chaque soir musiques et scénographies peuvent varier sans que les danseurs en aient connaissance préalable !
La force du premier MinEvent résidait certainement dans la fluidité des corps. Des corps guindés dans des collants plastiques bleu, des corps comme des gouttes d'eau, qui ruissellent, se frôlent, s'éteignent. Quasiment indépendante de la danse, la musique improvisée jouée en direct par les musiciens de la compagnie évoque des bruits de machines, d'usine. En solo, en duo, en trio, les corps glissent dans des mouvements amples d'une grâce classique. Toujours le rideau tombe sur les corps dansant.


Scenario MinEvent est une forme humoristique et dynamique. Des danseurs gonflés par des camouflages sous leurs vêtements à des endroits inattendus de leurs corps évoluent de façon déjantée. Costumes rayés et quadrillés, accoutrements de clowns, recherches d'équilibre et de déséquilibre sur l'appui de l'autre, cette pièce est peut être la plus contemporaine dans son traitement de toutes celles que nous présentons ici. Le mouvement s'est libéré, les membres ne sont plus uniquement tendus, les gestes cassés apparaissent, des déplacements moins dansés, des positions plus farfelues, l'esthétisme n'est plus ce qui prime.

BIPED


Créé en 1999, Biped travaille en relation avec l'art de son temps : la vidéo d'une part et la musique répétitive de Gavin Bryars de l'autre. Les danseurs sont vêtus de collants chromés reflétant les lumières en arc en ciel, très près du corps ils laissent l'oeil se régaler des mouvements exécutés avec une infinie précision. En fond de scène, des poteaux de lumières. En nez de scène, un écran invisible sur lequel sont projetées des silhouettes de danseurs en mouvements en 3D. L'illusion est réussie, les danseurs multicolores virtuels viennent se joindre aux danseurs de chair, s'y mêlent, plus petits ou plus grands qu'eux. Les mouvements restent très marqués par la danse classique, délicats, dans des positions plutôt debout, des grandes brassées, une posture très droite et des sauts réglés idéalement. Pourtant des déviances se font sentir, le vocabulaire classique est utilisé différemment, dans une danse presque autonome de la musique. L'immense plateau de la Maison de la Culture est justement occupé et envahi par un esthétisme bleuté, par des scènes de groupes alternant avec des duos, trios... Le temps par contre semble arrêté, le spectacle semble se dérouler dans le rythme lent d'une beauté maîtrisée, une lenteur qui peut parfois ennuyer, cependant le dispositif visuel et la virtuosité des danseurs sont si frappants qu'on se laisse aller à la délectation.

Native Green

Créée en 1985, Native Green est de nature très différente. Sur fond d'écran jaune, des danseurs de blancs vêtus et d'une grande légèreté évoluent comme portés par le vent, sur une musique de John King qui s'apparente à un carillon virevoltant au gré des alizés, ou au bruissement de feuilles qui craquèlent. Le travail de portés est plus accentué que dans les autres pièces, les duos sont d'une grande élégance, les mouvements plus classiques paraissent très lisses. La pièce nous laisse sur une impression d'une envolée d'oisillons. La date de création explique peut être le caractère plus classique et descriptif que les autres pièces présentées.

Views on Stage

Créée en 2004 sur une musique de l'ami John Cage, Views on stage se déroule dans un décor étonnant réalisé par Ernesto Neto et toujours marqué par la fluidité puisque de grosses gouttes d'eau colorées en latex pendent du plafond. Les lumières sont des oeuvres plastiques à part entière, éclairant différemment ces surprenantes mamelles liquides. Les corps s'expriment de façon beaucoup plus décalée, dans des costumes pourtant plus classiques. Une certaine étrangeté apparaît quand les danseurs laissent leurs grands sauts pour des sautillements étranges et risibles, quand le regard moqueur du chorégraphe se pose sur les possibilités des corps, marionnettes manipulées en mouvements saccadés. L'accompagnement musical est interprété en direct par un violon et un piano qui se répondent dans une musique construite de façon contemporaine, la mélodie n'est pas le principal enjeu. Les déplacements sont variés et explorent l'espace sur des modes variés.

C'est un voyage au coeur du travail de l'ancien danseur de Martha Graham que nous entreprenons, un voyage dans l'histoire de la danse, qui s'affranchit peu à peu des contraintes de la danse classique, qui puise dans sa virtuosité mais explore de nouvelles expressions. La danse n'est plus narrative, ni expressionniste, elle évoque peut-être des ambiances mais se veut recherche en tant que telle, une recherche sur les possibilités du corps, l'occupation de l'espace, les déplacements, un lien autre et indépendant à la musique, une musique souvent elle-même abstraite et expérimentale, et qui use de tous les attributs de la scène : costumes et lumières tiennent une place égale. Les spectateurs en attente d'émotions seront déçus, les spectacles sont d'un grand esthétisme et les corps agissent selon une mécanique implacable, cependant le tout reste froid, comme peut l'être l'abstraction géométrique en arts plastiques.
Spectacles pluridisciplinaires, les chorégraphies de Merce Cunningham ont révolutionné la danse contemporaine et c'est une immense chance que de pouvoir voir ce travail d'une qualité rare.