9.5/10One-Eleven (Inline) - Course

/ Critique - écrit par Kassad, le 11/05/2004
Notre verdict : 9.5/10 - Extraordinaire (Fiche technique)

Le chiffre de la bête : One-eleven

Que faire en ce caniculaire mois d'août 2003 ? La plupart des gens "normaux" optent pour le triptyque plage / huile bronzante / apéro. La pratique de la vitesse en roller doit faire fondre quelques neurones, ou tout du moins altérer sensiblement la perception de la réalité puisqu'en ce qui me concerne la plage sera le lac de Constance, le synthol me tiendra lieu d'huile bronzante et l'apéro se fera à l'isostar (rouge/high Energy ou orange/Fast Re-hydratation suivant votre religion). En effet, je pars à l'autre bout de la Suisse pour participer à la plus longue course d'Europe en roller : le mythique one-eleven qui comme son nom l'indique est une épreuve de 111 km dans les contrées très très vallonnées de la Suisse alémanique.

L'épreuve commence par un long trajet en voiture sous un soleil de plomb. Je peux même en profiter pour tester les gadgets de mon téléphone qui incorpore un thermomètre histoire d'établir quelques records inaccessibles à ceux qui ont la climatisation à bord... Sur le trajet de l'aller un petit arrêt pèlerinage à Lausanne (véritable terre sacrée du roller) sur le port d'Ouchy (lieu de rassemblement des mythiques Urban Contests), pour pique-niquer face au lac Léman. Je suis parti avec quelques coquipiers, histoire de relacher la pression qui monte doucement, nous en profitons pour tester, sous le regard un peu halluciné des autochtones, les jeux pour enfants du coin : imaginez un peu Régis, un patineur du genre "costaud" (un bon mètre 90 pour quatre-vingt et quelques kilos) dans un toboggan pour moins de dix ans et vous aurez une petite idée de ce que le mot "surprenant" peut parfois recouvrir. Quelques litres de sueurs plus loin nous arrivons à Saint-Gall. Une petite erreur de parcours nous fait passer la ligne d'arrivée...en voiture. L'organisation, parfaite, la propreté du lieu, d'une qualité quasiment "militaire", les églises baroques... nous font comprendre que nous ne sommes plus vraiment sur le même continent. Bienvenue en Europe centrale !

Après une pasta-party sommaire, nous rejoignons le lieu de couchage : il faut imaginer un vaste gymnase avec des centaines de matelas sur le sol. Ambiance veillée d'arme, ça règle du matos dans tous les coins, certains testent même de nouvelles techniques de freinage en indoor. Tout est bon pour évacuer le stress qui lentement monte. 111 km, dont les 20 derniers en montée, finalement c'est long, très long. Le corps, la tête vont ils tenir ? Alors pour oublier toutes les stratégies sont de mises. L'enferment sur soi, l'exubérance verbale, le montage-démontage-remontage infini du matériel, le dosage millimétrique pour les boissons énergétiques, tout ce que vous pouvez imaginer et bien plus encore. A 22h00 les lampes s'éteignent pour une courte nuit. Trop chaud, trop de stress, les cinq heures du matins arrivent par surprise. Faire la queue pour le petit déjeuner qu'on avale sans convictions. Lentement la physionomie de la foule change, elle prend 10 cm de hauteur et se casque.

Nous sommes sur la ligne de départ, Régis, Nicolas, Florent, Olivier et moi formons un petit bloc : tous vêtus du même lycra nous formons un petit noyau noir et gris. L'idée est de rester groupés ne serait-ce que pour attraper un bon pack dès le départ. Nous sommes au milieu de plus de 1200 participants, les élites ont un départ un peu décalé. 7h00 la précision suisse n'est pas un mythe, le départ est donné à la seconde près. Nous n'avons même pas parcouru 200 mètres que déjà les bonnes résolutions (pas trop forcer au début, on se donne dix km pour trouver un bon rythme, ne jamais se retrouver essoufflé etc.) ne sont plus que des délires du passé. Le rythme ressemble à celui d'un semi-marathon, mais là c'est cinq fois cette distance là que nous allons parcourir ! Nous réussissons malgré tout à rester en contact mis à part Olivier qui est parti un poil plus fort. Tant que nous sommes en ville c'est de la folie furieuse, les choses ne se sont pas encore stabilisées et des patineurs de tous niveaux se côtoient. La vigilance est de mise. Un viaduc annonce la sortie de Saint-Gall, et nous nous retrouvons dans un pack semi-organisé ... avec Aurélie et une suissesse en tête. Comme les femmes doivent faire leur course entre elles nous ne pouvons prendre de relais et donc le groupe se scinde, nous rejoignons un autre pack situé devant.

L'allure ne faiblit toujours pas, nous passons le vingtième kilomètre encore tous ensembles (Régis, Florent, Nicolas et moi) dans un énorme peloton (autour de 60-80 personnes) en 35 minutes ! Je n'ai jamais couru de semi-marathon à cette allure et il reste 90 kilomètres à parcourir. Nous bouclons le marathon en 1h15 (l'année dernière mon objectif était de courir un marathon "normal" en moins de 1h30...). Nous sommes partis sur une base de 3h30, ce n'est pas possible. Je commence à douter, à me demander quand est-ce que je vais exploser. D'ailleurs notre méga peloton perd des morceaux au fur et à mesure des côtes et des relances. Ca nous fait du travail pour rester bien placés : prendre les bonnes options dans les montées (ne pas lancer trop fort au début mais ne pas se laisser enfermer non plus), placer des accélération pour rattraper "en douceur" une petite échappée etc. Le fait d'être 4 d'une même équipe est à ce moment vraiment appréciable, comme à l'entraînement on se passe des relais pour répartir les efforts, d'ailleurs quelques patineurs l'ont compris (deux allemands dont un avec qui je finirais) et nous lâchent pas d'une roue. Au kilomètre 70 après une montée et lors du ravitaillement (il y en a avec une régularité et une efficacité toute suisse sur tous le long du parcours) Régis ne peut rester dans le peloton qui est maintenant composé d'une trentaine de coureurs. Jusqu'au kilomètre 90 faux plats et petites descentes se succèdent, le pack reste compact. Nicolas chute sur une poussée de l'arrière et par réflexe s'accroche à mon porte-bidon. Bilan une pizza apéritif sur chaque coude, je me relève avec de l'adrénaline pure dans les veines et parviens avec Nicolas à récupérer "notre" peloton. Ce n'est même pas le début de l'enfer.

Cerbère, le gardien de l'enfer, est une petite côte, très raide située juste après le kilomètre 90. Des coureurs explosent de tous les côtés, il n'y a plus vraiment quelque chose qui ressemble à un peloton. Nicolas et moi remontons doucement le flot des naufragés, Florent lâche à son tour. Suivent des faux plats, une montée de 5 km au terme de laquelle un mini peloton d'une quinzaine de coureurs se forme. Mais ce n'est pas fini, les ascensions repartent de plus belle, Nicolas est intenable, je me sens virer au rouge et décide de lâcher le pack avant d'exploser. Me voilà seul dans la campagne, avec des supporters de chaque côté de la route qui me portent littéralement avec leur " hop hop hop ", des enfants qui tendent la main pour qu'on les saluent d'une tape. Je traverse le Styx à la force de mon intellect. Mes jambes n'ont plus de jus mais je ne veux pas abandonner, baisser les bras. Chaque coup de patin est une torture et une victoire. Je continue à doubler des concurrents à la dérive sous un soleil de plomb et finis par me faire rattraper par un mini pack de deux : un des deux allemands en rouge qui nous collait à la mi-course et Patrick C. de Salomon France avec qui j'avais déjà fait des courses (Dijon et Grenoble). Il m'encourage et je les accroche, ils me traînent jusqu'au pied de la dernière difficulté. Patrick qui a déjà fait la course me prévient que cette montée est longue et difficile et qu'il faut partir cool. L'allemand s'envole, on le retrouvera plus loin... Arrivé à mi-côte je n'en peux plus et laisse partir mon compagnon. Me voilà traversant un hangar dans le noir, le frais et le silence juste avant l'arrivée dans une sorte de rêve, un sentiment d'irréalité.

A l'issue de cette course vous avez changé. Celui qui a pris le départ et celui qui passe l'arrivé n'ont en commun que le même dossard. Entre les deux toute une vie s'est écoulée, une vie formée de doutes, de joies, d'espérances, de craintes, de douleurs. Vous avez rencontré des compagnons, formé des alliances, connu des séparations. Un seul regard peut dire beaucoup. Une vie qui se termine par une mort dans les vingt derniers kilomètres, et une autre qui recommence à la sortie du tunnel, juste à l'arrivée. C'est toute la beauté du monde qui vous tombe dessus, sans prévenir.