"Exils" au théâtre de l’Odéon ou l’étrange nostalgie du Monde d’hier
Sortir / Critique - écrit par Noub, le 10/01/2013 (
Le théâtre de l’Odéon organise, d’octobre à juin, un cycle de dix soirées de lectures de textes intitulé Exils. La journaliste Paula Jacques animera chaque rencontre qui aura pour thème une grande figure du XXe siècle dont la vie et l’œuvre a été marquée par l’exil. Marguerite Duras, Sigmund Freud, Samuel Beckett ou encore Vladimir Nabokov sont notamment au programme. C’est à un enregistrement de l’émission de radio Cosmopolitaine sur France Inter que nous sommes invités, et chaque représentation pourra d’ailleurs être réécoutée en ligne, au fur et à mesure des enregistrements.
« Seul celui qui n’a plus d’attaches n’a plus rien à ménager » - Le Monde d’hier
Nous étions à la première d’Exils consacrée à la figure de Stefan Zweig. Une soirée qui en valait le détour pour les lecteurs de Zweig, mais aussi pour ceux qui seraient moins familier de son œuvre : le format de la rencontre qui s’accompagne de lecture de textes – par le comédien Alain Marcon ce soir-là - et d’écoute de documents d’archives permet une approche vivante et fine des œuvres traitées, sans être obscurément érudite. L’écrivain Laurent Seksik – auteur du roman Les Derniers jours de Stefan Zweig – était là pour commenter les textes lus (et bien lus !) parmi lesquels des extraits de la très marquante autobiographie de Zweig – Le Monde d’hier. Histoire d’un Européen - ainsi que quelques passages de ses plus belles nouvelles, notamment Lettre d’une inconnue et Le Joueur d’échec.
Sans savoir dans quelle mesure cela présupposera de la suite de ce programme de rencontres des bibliothèques de l’Odéon, on peut en tout cas dire que la chimie a parfaitement opéré lors de cette première, où les superbes textes de Zweig ont trouvé une caisse de résonance idéale dans le très beau cadre du théâtre de l’Odéon et grâce aux commentaires d’un Laurent Seksik visiblement porté par sa passion pour l’auteur viennois et son œuvre. Pourquoi avoir choisi Zweig dans un programme sur la littérature de l’exil ? Parce que Zweig a activement pratiqué l’exil, comme on pratique un sport de haut niveau ou une religion, un exil qui avait pour moteur une curiosité joyeuse et avide d’elle-même et qui n’avait de cesse de vouloir trouver de nouveaux coins où s’exercer et de nouvelles personnes à connaître. Les pages de l’autobiographie de Zweig consacrée aux années qu’il passe entre l’Italie, la France, la Belgique, l’Allemagne et l’Angleterre font d’ailleurs partie des plus belles de son autobiographie car on y voit une Europe « d’hier », chatoyant terrain d’exploration pour l’increvable voyageur qu’il était.
« Cette plaie des plaies, le nationalisme, qui a empoisonné la fleur de notre culture européenne » - Le Monde d’hier
La montée du nazisme et l’imminence de la guerre le contraignent à la fuite : écrivain de langue allemande dont le succès l’a amené à être traduit et lu dans le monde entier, épanoui dans des habits amples et bigarrés d’Européen, il est brutalement assigné à sa judéité, comme des millions de personnes. Son œuvre est brûlée en place publique. Sur son livret écrit pour La femme silencieuse de Richard Strauss, est apposée la mention « traduit de l’hébreux ». On comprend alors que sa vision de l’Europe 1900 est d’autant plus idéalisée qu’à partir de la fin des années 1930, l’exil joyeux se transforme pour lui en une fuite épuisante qui le mène jusqu’au Brésil. On sait en général comment Stefan Zweig est mort. On sait aussi le génie qu’il mit à décrire les passions et à saisir la vérité psychologique de nombre de personnages historiques. On oublie peut-être trop à quel point il fut le représentant d’une certaine Europe, pour laquelle on ne peut s’empêcher de ressentir une étrange nostalgie, tant elle semble s’éloigner de celle dans laquelle nous vivons aujourd’hui. Une nostalgie irrationnelle, étant donné les multiples désastres qui ont sanctionné son histoire contemporaine et les nombreux progrès qui ont été obtenus par ailleurs dans bien des domaines (ce que Zweig reconnaît d’ailleurs largement). Certains objecteront aussi qu’à l’ère de l’Erasmus et du Nobel de la paix - la dernière bonne blague norvégienne - il serait franchement indécent de considérer que l’Europe d’aujourd’hui a quelque chose à envier à celle qu’a connue Zweig et qui a d’ailleurs fini par broyer sa vie et celle de millions de gens.
La radio au théâtre Malgré tout, le sentiment de la nostalgie persiste, une nostalgie franchement étrange car elle porte sur un monde perdu et largement inconnu pour nous, mais avec lequel on ne peut pourtant s'empêcher de se sentir un peu familier, tant on pressent que l’exil y fut pour certain - non pas une coquetterie touristique ou une nécessité économique - mais un véritable art de vivre, un humanisme en acte. On est donc reconnaissant à cette soirée passée en la compagnie de Laurent Seksik, Paula Jacques et Alain Marcon de nous l’avoir fait toucher du doigt. Mais trêve de nostalgie, le monde de demain nous réserve sans doute plein de surprises et de changements inattendus. Après tout - comme dirait l'autre - puisque la crise fait rage, soyons réalistes, exigeons l’impossible !