Le Roi Lear
Sortir / Critique - écrit par Lilly, le 17/04/2006 (
On frémit toujours un peu quand il s'agit de se retrouver face aux monuments littéraires ainsi qu'aux grosses productions scéniques. Un Shakespeare interprété par Michel Piccoli, et produit notamment par l'Odéon, on sait par avance à quel morceau on s'attaque : une pièce bien cadrée, surmontée de décors gigantesques, qui ne nous surprendra certainement pas par sa fraîcheur, sa créativité, mais qui nous laissera le souvenir d'une bonne copie... classique.
Lear ou l'histoire d'une déchéance
Le Roi Lear est un homme fascinant et puissant, digne et effrayant. Mais l'âge le happe et il décide de léguer son pouvoir à ses filles et leurs amants. Il leur demande d'exprimer leur amour pour leur père, à la plus tendre, il offrira la plus belle part. Goneril et Régane, les aînées, le flattent délicatement. Quant à sa préférée, Cordélia, elle refuse de se prêter à ce jeu hypocrite. Lear est pris de fureur et la répudie. Dès lors, le pouvoir et la vie du père sont placés entre les mains de Goneril et Régane. Habiles en mots, elles sont cruelles dans les faits et rabaissent l'autorité d'un père ayant perdu son confort royal. Elles manigancent contre lui et ses défenseurs, elles le laissent vivre en vagabond. Alors le vieillard perd de sa superbe et sa sénilité se mue en déraison.
Il ne nous appartient pas de juger une pièce si riche en critiques tant sociales qu'humaines, pourvues de personnages complexes et captivants, de ces situations tragiques et drôles, témoignant s'il le fallait de l'art de Shakespeare. Lear est un homme avant d'être roi, Lear souffre de ses liens filiaux, et connaît une folie sans rapport avec son statut social.
Une mise en scène lissée
Shakespeare à son époque (Otis nous le confirmera peut-être ?), c'était un coup de poing franc sur le visage d'une société qui riait et réagissait. Alors que dire de cette mise en scène somme toute conventionnelle ? Certes, André Engel a choisi de placer la pièce au Xxème siècle, pour éviter les costumes d'époque et autres distances symboliques entre le texte et le spectateur d'aujourd'hui. Mais le jeu n'est-il pas un peu rôdé ? La mise en scène un peu trop plate de réalisme ? Est-ce cela qu'on attend du théâtre aujourd'hui ? Jeter un oeil à une tragédie qui coule sans jaillir, regarder des personnages lancés dans des rails qui mènent droit à la réussite, rire et rentrer dormir en disant je suis une élite j'ai vu Piccoli sur scène ?
Les décors sont immenses, les effets singent le milieu du cinéma à coups d'orage terribles et neige abondante, quand un homme se fait arracher les yeux, on voit l'opération puis le bandeau tâché de sang... Toute la mise en scène n'est que réalisme, les faits sont montrés, rivalisant vainement avec le monde du cinéma. Mais le théâtre ne peut représenter la réalité et se heurte à son incapacité dès qu'elle s'y essaie. Ne vaut-il pas mieux jouer de ce qui fait du théâtre le théâtre : les comédiens, les symboles, les lumières, les trouvailles scéniques, le déplacement des comédiens, le 4e mur : le public ! Ici tout se joue loin du nez de scène, laissant le spectateur à son rang de spectateur, créant de la distance entre lui et ces autres corps qui se muent sur scène. Les comédiens restent dans un carcan cousu par leur rôle. Michel Piccoli dans le rôle du Roi Lear va donc passer une heure à hurler de colère, une deuxième à jouer la folie, selon les codes de la folie. Les filles vont jouer les garces sans éclats dérangeants... Les seconds rôles que sont ceux d'Edmond et Edgar, alias Gérard Watkins et Jérôme Kirchner se livrent à une interprétation plus inattendue. Mais l'ensemble est convenu.
Le spectacle est pourtant loin d'être mauvais, sans surprendre, les jeux de comédiens sont honnêtes, on croit à leur chair et après une demie heure, on se laisse prendre à leur histoire. Michel Piccoli fait preuve d'une humanité attachante et d'une déchéance émouvante. La perversité des personnages pimentent ces 2h40 de spectacle et surtout l'humour est efficace. Car s'il faut retenir un point fort de cette mise en scène, c'est l'humour, le décalage de certaines répliques crues sortant de bouches fortunées et bien pensantes, le rythme et le ton modernes de certains échanges dynamisent avec succès la pièce.
L'ensemble laisse donc un souvenir agréable. Le texte de Shakespeare n'est pas scandaleusement outragé. L'énergie des comédiens excuse leur classicisme, l'humour brise le poids du réalisme écrasant de la mise en scène. Mais on attend autre chose aujourd'hui de ces pièces politiques et sociales, qui ont su en leur temps bousculer leurs contemporains, et qui sont gentiment reprises aujourd'hui dans des spectacles polis et distrayants.