8/10Confluence Rhône et Saône - Lyon

/ Critique - écrit par camite, le 31/05/2004
Notre verdict : 8/10 - Les caprices d'un fleuve (Fiche technique)

Tags : lyon saone confluence rhone quartier france musee

Les Lyonnais le sentent sans forcément le voir. Les visiteurs en entendent parler. Mais combien le connaissent réellement ? Entité naturelle ou conceptuelle, insaisissable et pourtant objet de spéculations urbanistiques, le confluent qui lie Rhône et Saône jusqu'à la mer se raconte. Il suffit parfois de tendre l'oreille au bruissement de l'eau.

« Je ne me souviens plus de ma propre naissance. La nature a fait son oeuvre, comme vous dites. D'aussi loin que je me souvienne, les premiers habitants installés autour de moi avaient appelé leur village Condate, mon nom dans un dialecte aujourd'hui oublié, le Gaulois. Puis j'ai vu arriver les Romains depuis la Méditerranée. Quinze mille se sont installés sur la colline de Fourvière en 43 avant Jésus-Christ pour fonder Lugdunum qui deviendra capitale des trois Gaules vingt-huit ans plus tard sous Auguste.

A cette époque, les Romains construisent sur mon bras gauche (le Rhône) un pont en bois de 650 mètres, que vous connaissez aujourd'hui comme celui de la Guillotière. Ce Rhône en compte aujourd'hui une dizaine. Mais mon autre bras n'a pas chômé en la matière : la Saône, partie plus tard dans sa quête de parures, le dépasse de trois unités grâce à ses nombreuses passerelles.

J'ai longtemps pris mes aises sur les bords de l'actuelle place Bellecour jusqu'en 1769. Vingt ans avant la révolution bourgeoise, Antoine Perrache chamboule la presqu'île et me chasse vers le sud. Au XIXe siècle, les hommes assèchent le marais des Brotteaux, Lyon franchit pour de bon mon bras gauche. Le béton pousse de toute part, Louis Pradel veille à ce que ma Saône cesse de chahuter. Les maisons au bas des collines, habituées à avoir les pieds dans l'eau, perdent leurs airs de petite Venise.

Aujourd'hui, des Lyonnais continuent de chercher mon contact, allant même jusqu'à vivre sur mes flots ».

Voir les cygnes au petit déjeuner

« Bienvenue à bord ! ». La saleté du quai et l'oeil menaçant de deux molosses n'encourageaient pourtant pas à monter. Dominique Jacquet, propriétaire du « Cargo » amarré rive gauche de la Saône, m'accueille tout sourire sur son bateau. Ce Croix-Roussien de 45 ans a connu les traboules de Saint-Jean à pieds puis à mobilette et le pilotage d'hélicoptère à l'étranger pendant dix-sept ans, avant de revenir donner naissance à sa fille dans sa ville et... vivre sur un bateau. « J'ai toujours voulu ça. Pour moi qui ai toujours changé d'endroit, une maison ne représente qu'un lieu de passage ».

Corinne, son épouse, vient du Midi. Les méditerranéens n'ont pas fini de rallier Lyon par le Rhône, dirait-on. Mais le couple a choisi la Saône pour accoster. « Une rivière capricieuse. Quand elle pousse, difficile d'en faire abstraction. Les crues du Rhône sont moins impressionnantes. Mais Lyon s'est construite sur les collines. Le panorama est magnifique par ici. Les bords du Rhône, le quartier des Brotteaux, ça fait très artificiel à côté ».

Au coeur de la ville sans s'y trouver tout à fait (juridiquement, les eaux du Rhône comme de la Saône n'appartiennent à personne, mais sont gérées par l'Etat), Dominique parle de sa vie fluviale avec emphase : « C'est forcément différent de la vie terrestre. Rien que l'acier, ça vit, le bateau rétrécit ou se déploie en fonction des saisons. L'eau est vivante elle aussi : un jour c'est une rivière, un autre un lac, parfois un torrent... Et puis c'est toujours agréable de voir les cygnes venir frapper du bec à la vitre quand je prends mon petit déjeuner. On reprend conscience de la nature, on se sent libre ».

Reprendre conscience de la nature. Cela ressemble presque à un slogan en vogue.

Un nouveau quartier bruyant

« Aujourd'hui, le Grand Lyon s'intéresse beaucoup à moi. Ils me font même de la pub jusque sur les bords de la Seine. Il paraît que le territoire va à la rencontre de ses fleuves, comme ils disent. De la Tête d'or à Gerland, ils effectueront des aménagements sur la rive gauche du Rhône. On me les promet écologiques. Des gens bien intentionnés y travaillent, comme ce monsieur responsable technique à la Direction des Espaces Verts. Avec ses collaborateurs, ils se concertent, anticipent déjà mes débordements. « Nous, on veille à la pérennité de l'ouvrage, explique-t-il. En cas d'inondations, il faut prévoir des plantes résistantes, tout ce genre de détails pratiques ». J'ai cru comprendre qu'ils réaliseront les travaux à partir de cet été jusqu'en 2006.

Ma Saône aussi aura droit à sa verdure et à un parc piétonnier de quatorze hectares. Les décideurs prévoient aussi un bassin artificiel de 4 hectares destiné à centraliser les activités sportives et touristiques. Redonner son importance à mon eau. Je n'y crois pas beaucoup. Plutôt un prétexte pour l'installation d'un nouveau quartier bruyant avec commerces, restaurants, loisirs, nouvelles habitations et ligne de tramway. Pensez donc : ils espèrent installer 25 000 nouveaux habitants sur mon territoire, sans parler de la vie nocturne et des visiteurs. Enfin, il me reste tout de même quelques années pour profiter de ma tranquillité ».

Viens prendre ta claque au bout de la presqu'île

Même pour un Lyonnais pur sucre, la ville et ses eaux réservent encore des surprises insoupçonnées. Il faut partir au niveau de la Cité Internationale, sur la rive droite du Rhône, puis descendre vers le sud, en suivant la course de l'eau. Continuer, jusqu'au bout, se glisser entre les passants, les voitures, emprunter les escaliers, passer sous les ponts. Le plaisir de la découverte n'en sera que plus fort. A l'approche du but, l'air semble différent, l'atmosphère irréelle. Apparaît finalement ce plan d'herbe, cette oeuvre pseudo-moderne de l'artiste Ange Leccia perdue au beau milieu de l'ultime langue de terre. L'humidité rend le sol glissant, le vertige vous guette, vous réveille l'attention pour avancer en équilibre sur les corniches de la butte.

Le Rhône à gauche, la Saône sur la droite. Devant, le vert du fleuve jauge le brun de la rivière sur une certaine longueur. Il l'observe, tourne autour par petites touches bouillonnantes. Elle résiste, puis s'offre à sa force. Le confluent soutient leur étreinte, supporte l'enfant qui naît de cette union écrasante à notre échelle pour perpétuer la lignée de son père. Celui qui a inspiré de nombreux écrivains, de Louise Labé à Bernard Clavel. Ces mots me reviennent alors en mémoire : « un véritable coup de poing dans la gueule ».